Amélie Nothomb, Jean d'Ormesson, Amanda Sthers, et tant d'autres poids lourds de l'industrie littéraire seront comme chaque année au rendez-vous du Salon du Livre, pour le plus grand bonheur de leurs fans. Mais si vous osez vous aventurer dans les allées plus étroites, les recoins plus sombres, vous n’êtes pas à l’abri du coup de foudre éditorial… Pléthore de maisons à taille plus humaine plantent aussi leur tente pour quelques jours Porte de Versailles, moins pour affirmer fièrement leur force de frappe que pour aller à la rencontre des lecteurs. Le Tripode, humble maison fondée en 2013 sur les "ruines" d’Attila, fait partie de cette lignée d’éditeurs animés par des passionnés, que vous n’aurez d’ailleurs même pas à chercher loin des mastodontes, mais en bonne place sur le vaste espace du Conseil Régional d’Île-de-France.

C'est le romantisme incarné, idéal pour lire, courir, se promener… Mais à l'automne, en hiver et au printemps, après il y a vraiment trop de monde…

Lucie Eple est l’une de ces énergies qui font vivre l’édition indépendante en France, dont le parcours atypique démontre l’ouverture des marges éditoriales aux profils moins formatés, offrant un regard plus frais sur les textes et la façon de les valoriser. Après des études de sciences politiques et d’histoire, et une flopée de petits boulots, Lucie intègre Libfly, le réseau social des passionnés de lecture, dont elle anime la communauté, et pour lequel elle effectue un travail de journaliste. C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’elle réalise une interview de Frédéric Martin, éditeur chez Attila de Goliarda Sapienza, immense auteure italienne disparue en 1996.

Le courant passe, et après la scission en deux entités d’Attila, Lucie se voit proposer de rejoindre la toute neuve maison Le Tripode, où tout est à reconstruire. Fan du catalogue rempli d'improbables découvertes, nouveautés ou textes exhumés toujours écrits par des plumes virtuoses, elle n’hésite pas un instant, et intègre la maison en 2014 en tant qu’assistante d’édition. Comme on peut s’en douter, l’intitulé du poste recouvre de nombreuses tâches, même si l’essentiel réside dans l’animation, et l’élargissement de la communauté de fidèles du Tripode, qu’ils soient lecteurs, libraires, ou journalistes…

Un beau bar qui me rappelle ceux de Lille d'où je viens, et où on sert de la Tongerloo à la pression! Bonne ambiance, bonne musique, on s'y sent bien, tout simplement…

La présence de l’éditeur au Salon du Livre va d’ailleurs dans ce sens. Pendant quatre jours, "on sort enfin de la grotte" pour rencontrer les lecteurs déjà conquis, ou nouer des liens avec les curieux à séduire, mais aussi retrouver les libraires amis ou quelques éditeurs proches. On y croise aussi quelques dangereux signopaginophiles, ces êtres étranges collectionneurs de marque-pages… Bref, c’est un moment de relation au lectorat moins désincarné que le reste de l’année, où l’on peut enfin lever la tête du guidon pour observer sur son étal, non sans fierté, la production maison qui commence d’ailleurs à déborder, mais aussi le rajeunissement du public… Et puis on ne se le cache pas, être au Salon du Livre permet de vendre pas mal de bouquins, et cela n'a rien d'avilissant. Surtout que le soutien du Conseil Régional permet aux éditeurs sélectionnés de vite rentrer dans leurs frais, ce qui n’est pas toujours le cas de ceux disposant d’un stand autonome.

Des précurseurs dans l'animation autour du livre, qui en montrent toute la vivacité avec une programmation variée qui croise les arts… C'est une vraie "scène littéraire"

Si le Tripode est une maison en bonne santé, la vie quotidienne d’une structure indépendante est faite de bricolages, d’ajustements permanents, de débrouillardise, et aussi bien sûr de flair éditorial. Les remises en question sont fréquentes, notamment sur la direction artistique à suivre, entre nécessités économiques et "impératifs" artistiques. Car oui, on sait que certains livres ne se vendront pas, mais tout autant qu'ils seront publiés. "Il y a des livres qui doivent simplement être édités", insiste Lucie pour évoquer des ouvrages brillants qui "trouveront difficilement leur public", pour parler pudiquement. La bonne santé d’une maison est donc faite d’équilibres précaires, dont la passion et la détermination seraient les variables d’ajustement.

Le rayon sciences humaines! Il est tenu par Thibault, un passionné, passeur de livres hors pair, qui aime les belles plumes et fait toujours de supers propositions de lecture

L’un des facteurs donnant sa singularité au Tripode est ainsi l’effort déployé pour accompagner ses livres à travers, par exemple, des lectures-concerts. Lucie est au cœur du dispositif: bassiste de formation, elle fait équipe avec Julien Jolly dans le groupe rock Featherlight, et a créé avec lui une performance sonore autour de l’ouvrage "Notre Château" d’Emmanuel Régniez. Lors d’une Première donnée à la Maison de la Poésie en 2016, les spectateurs ont pu goûter les ambiances dark à souhait tissées par le groupe, ensorcelés par la lecture des sentences gothiques de l’auteur. En immersion, amusé ou apeuré, personne ne reste de marbre devant cette rare création "à plusieurs voix", où le texte répond à la voix, qui répond aux instruments, qui se répondent les uns aux autres…

On y forme des "binômes" usagers/réfugiés, pour consolider leurs cours de français. Une démarche touchante et inspirante, initiée par les chargés d'accueil des publics non francophones

Le calendrier faisant bien les choses, vous aurez dans les jours prochains plusieurs fois l’occasion d’assister au spectacle. Porté par l’association "Bibliothèques en Seine-Saint-Denis" et entièrement gratuit, l’excellent festival Hors-Limites valorise tout le travail en faveur de la littérature contemporaine fait par les médiathèques du département. De nombreuses pépites sont ainsi à découvrir au fil de manifestations qui se tiendront aussi dans des cinémas, des librairies ou des théâtres. Mais si vous deviez n’en voir qu’une, vous savez déjà où vous serez ce samedi…